La Pierre Angulaire (24.01.6024)

 

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Psaume 118, 22 : “ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle »

 

Le sujet qui nous intéresse ce soir est l’origine de la pierre d’angle, la pierre angulaire, celle sur lequel repose et est fondé tout l’édifice. Nous nous trouvons sur le parvis du Temple de Salomon, ce psaume s’adresse bien à nous tous, mes frères, en tant qu’héritiers des bâtisseurs de cathédrale.

Qu’est-ce que cette pierre, quel est son rôle, en quoi nous interpelle-t-elle ?

Si cette phrase est extraite de l’ancien testament, elle figure aussi dans le nouveau testament : Mathieu 21, 22 et encore Actes 4,11. Ceci nous donne une marque de son importance.

Ma planche va reposer sur une pierre angulaire d’une force prodigieuse : la pensée de René Girard.

Son ami Michel Serres voyait en lui « le Darwin des sciences humaines ».

Un mot sur René Girard, né en 1923 et mort en 2015, il a fait l’école des Chartes pour devenir archiviste et historien. Disons le tout de suite, il se décrit comme un autodidacte, ayant fait toute sa carrière aux US, notamment à Stanford et n’est pas reconnu à sa juste valeur en France car il n’est pas issu du sérail universitaire traditionnel et surtout car sa pensée est à la croisée de nombreuses disciplines : philosophie, psychologie, anthropologie, ethnologie, sciences humaines, littérature…

Le « rejet » ou la mise à l’écart de René Girard, nous renvoient d’emblée à notre sujet (à savoir “ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ») et figure métaphoriquement par conséquence l’importance de son œuvre… En dépit des critiques qu’il suscitât, il fut reçu tardivement à l’Académie française, en 2005. Son œuvre majeure est un livre d’entretien, donc plus accessible, au titre vertigineux : « Des choses cachées depuis la fondation du monde ». Ce n’est pas un titre créé par René Girard, c’est un verset de de Mathieu (13,35).

Nous allons essayer d’approcher l’importance de ce qu’est “ La pierre rejetée » pour comprendre le verset complet : “ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». Dans le verset comme dans la pensée de René Girard, qui cite souvent ce verset dans son œuvre, cette pierre nous renvoie au monde des sacrifices.

Dois-je rappeler que la fonction du Temple de Salomon était d’offrir des sacrifices à l’Eternel ? Une grande partie du livre du Lévitique est consacrée aux sacrifices du Temple.

Nous passons donc de la pierre au sacrifice, pierre qui dans ce verset, représente précisément ce qu’est un sacrifice. Avançons pas à pas : cette pierre a été rejetée… On pourrait dire expulsée, sacrifiée, mise à l’écart, exclue du groupe de l’ensemble des pierres ou encore du groupe social.

Alors venons en au cœur du sujet : pourquoi faire des sacrifices, pourquoi expulser, rejeter une pierre, tuer un animal, des enfants parfois, ou plus généralement persécuter des groupes sociaux, les juifs, par exemple, ou si l’on remonte dans le temps s’en prendre, comme dans les mythes, à une figure exemplaire comme celle d’Œdipe.

Œdipe est un cas intéressant : l’oracle prédit à ses parents qu’il sera parricide (il tuera son père) et incestueux (il couchera avec sa mère). Apprenant cet oracle, ses parents décident de le tuer. Il est donc symboliquement expulsé. Il se trouve qu’une mystérieuse épidémie de peste ravage alors la ville de Thèbes.

Tous les ingrédients pour comprendre le sacrifice, le rejet et l’expulsion sont là… sans avoir recours à la théorie freudienne bien connue en la matière.

La thèse de René Girard repose sur ce qu’il dénomme « la rivalité mimétique ». Le mot mimétique veut dire « imitation » (mimésis) en grec. C’est Platon qui a été le premier à développer ce concept dans son ouvrage « La République ». La rivalité mimétique signifie que nos désirs ne proviennent pas de nous mais des autres. Mon désir n’est qu’imitation du désir d’autrui. Je désire ce qu’autrui désire lui-même… et l’autre devient donc un rival puisque nous convoitons la même femme, les mêmes objets, la même nourriture, les mêmes biens, voire les mêmes honneurs. C’est cela la rivalité mimétique. C’est d’ailleurs pour cela que les « doubles » sont tant dédaignés dans la mythologie ou les textes bibliques : Romulus tue son frère jumeaux Remus et fonde Rome, Caïn tue son frère cadet Abel, Joseph est exclu par ses frères. Les jumeaux ont aussi toujours suscité de la crainte dans les sociétés primitives. Pourquoi ? Parce que l’absence de différence crée par nature un désir mimétique, parce que les frères vont désirer les mêmes choses, ils vont s’imiter… et devenir rivaux.

L’imitation est le propre de l’homme et son principal moyen d’apprentissage. Mais si cette imitation devient une rivalité d’appropriation, pour s’accaparer un objet, alors le risque que la violence surgisse est proche. Il suffit d’aller dans un cours de récréation pour l’observer…

Les frères, souvent ennemis, constituent un excellent exemple, ils illustrent bien que l’identité des êtres, leur grande proximité, leur promiscuité peut engendrer de la violence. Il y a un manque de différence entre eux. D’où imitation, rivalité et agressivité. Je crois que nous sommes dénommés « frères » au sien de la loge… proximité, fraternité sont ici en cause … avec le risque latent de rivalité !

La triangulation de la parole est un artifice maçonnique pour éviter la confrontation des frères lors des prises de parole dans nos débats.

Dans les sociétés primitives, dans les mythes et aussi dans les religions, on a instauré des rituels et des interdits dont le but est simple : on interdit les objets que tous pourraient désirer (les femmes, les biens et la nourriture en premier lieu) et on met en œuvre des rituels pour préserver la paix et prévenir tout désordre lié à ce que René Girard va nommer « la crise mimétique ».

La maçonnerie est elle-même fondée sur des rituels et impose aussi des interdits à ses membres (le silence sur les débats tenus en loge, le silence sur notre appartenance maçonnique par exemple…).

Les religions séparent tout : les hommes et les femmes, la nourriture, elles cherchent l’ordre, elles mettent des barrières pour éviter la rivalité mimétique et les crises qu’elles pourraient engendrer. Elles cherchent donc à établir des différences, des hiérarchies afin d’éviter les conflits potentiels liés à la rivalité mimétique. Les religions souhaitent différencier pour contenir le désir mimétique. Car l’absence de différence, les doubles, les jumeaux, les frères sont trop « indifférenciés », trop peu « différents » et vont avoir tendance à s’imiter.

Allons plus loin, c’est quoi cette fameuse « crise mimétique », cette crise d’imitation exacerbée : c’est simplement le désordre absolu généré par la contagion de la rivalité mimétique à l’ensemble du groupe, de la tribu, de la collectivité. La violence va surgir, c’est évident. Le risque de dissolution du groupe via une guerre intestine pointe.

Pour juguler ce risque, le groupe social va désigner une victime innocente, qu’elle va accuser des maux qui causent le désordre dans la communauté. Le fait que la victime soit innocente est très importante. Les juifs au Moyen-Age étaient accusés d’avoir engendré la peste noire. Cette victime innocente n’est autre que le bouc émissaire, évoquée dans le livre du Lévitique (16,22) et qui est au cœur du rituel du jour de Kippour, le rituel de purification et de

pardon des fautes des juifs. Ce rituel se tenait dans le Temple de Salomon (dont l’origine hébraïque veut dire « paix »). Les sacrifices du Temple de Salomon n’ont but que de restaurer la paix entre l’Eternel et les hommes.

Pour résoudre la crise mimétique, le groupe va donc sacrifier, tuer, expulser cette victime innocente et par cet acte de violence publique inouï auquel toute la communauté va se joindre, l’ordre et la paix vont revenir au sein du groupe… comme par miracle en un instant. La violence s’est exprimée. Chacun désirait l’objet de son rival, mais les rivaux sont s’unir mimétiquement contre une victime innocente commune, appelée la victime émissaire, ce qui va mettre fin à la violence latente qui opposait les rivaux. C’est ce qui se déroule au niveau de la collectivité.

Le sacrifice est né. Le groupe social a préservé son intégrité. La lutte intestine destructrice a été évitée… au prix d’une expulsion.

Le sacrifice (la pierre rejetée) a un caractère ambivalent : il soulage la communauté de la violence mimétique qui risquait de la dissoudre, la victime innocente a été accusée de tous les maux et sacrifiée, mais elle réconcilie la communauté par ce sacrifice, cette expulsion, cette colère exprimée.

Du sacrifice, on va passer au sacré.

Le sacré est né : la victime innocente, coupable du désordre régnant dans la communauté du fait de la rivalité mimétique exacerbée, va être considérée comme sacrée car elle a ramené l’ordre et la concorde. Le sacré, le divin sont ces éléments ambivalents qui peuvent dissoudre la communauté mais qui ont aussi le pouvoir de la fédérer et de la défendre. « La Violence et le sacré » est le titre d’un ouvrage majeur de René Girard. Le sacrifice crée donc le divin, et c’est la violence qui est à l’origine de ce mécanisme.

Le sacrifice collectif fonde la culture et la religion selon René Girard. “ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle »

Poursuivons, si la communauté, menacée par la rivalité mimétique, retrouve la paix via un sacrifice, elle va conférer un caractère divin à cette victime innocente.

Les groupes humains ont continué de pratiquer des sacrifices car ils ont estimé, sans s’en rendre compte, que ce geste, cette violence, était la seule capable de préserver l’ordre et l’unité du groupe. Reproduire le sacrifice, c’est rejouer la mise en scène qui a fondé le groupe et préserver son unité, c’est reproduire le crime fondateur qui préserve le groupe de la violence mimétique qui risque à tout moment de la dissoudre.

On comprend donc maintenant pourquoi la pierre rejetée est devenue la pierre d’angle, celle qui fonde et unifie le Temple. Et c’est justement parce qu’elle a été maudite, rejetée, sacrifiée, expulsée qu’elle est magnifiée de ce pouvoir magique qui s’appelle le Sacré.

Restons en-là pour la thèse de René Girard et revenons à nos travaux en loge.

Nous sommes sur le parvis du Temple de Salomon, Temple où l’on pratiquait des sacrifices. Ce psaume s’inscrit dans le cadre de notre travail. Signalons que le judaïsme contemporain, c’est-à-dire depuis la destruction du Temple par Titus en 70 de l’ère chrétienne, ne pratique plus de sacrifice… et pour cause, le Temple étant détruit. Les rabbins ont décidé que l’étude de la Thora, la parole de Dieu, remplacerait les sacrifices. Et les juifs attendent la venue du Messie pour construire le troisième Temple et y reprendre la pratique des sacrifices.

Mais il y a plus, nous nous dénommons entre nous « frères » au sein de la loge… c’est une dénomination intéressante au regard de ce qui a été dit puisque les frères, par leur identité si proche, par leur absence de différence, sont des rivaux potentiels… Ils rivalisent pour l’amour des parents, pour les mêmes jouets … quand il ne s’agit pas de femmes, ni d’héritage ou d’honneur !

Alors pourquoi les fondateurs de notre ordre ont choisi cette dénomination de « frère » ? Le frère, c’est l’identique, la porte ouverte au désir mimétique, à la violence destructrice.

La réponse est simple selon René Girard, c’est que Jésus, qui a été sacrifié, était une victime innocente. Innocente là où les autres victimes restent coupables (dans l’imaginaire des sociétés primitives) même si elles étaient innocentes. Jésus est certes mort crucifié mais son message est de montrer que la victime est innocente et que le sacrifice est un stratagème pour canaliser la violence du groupe.

Jésus, qui n’a pas été entendu, est venu dévoiler « Des choses cachées depuis la fondation du monde », à savoir que l’homme doit abandonner la violence, qui découle du désir mimétique et s’adonner à l’amour du prochain. “ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». Le sacré est issu de la violence qui expulse afin de préserver l’intégrité du groupe.

Jésus ne cesse de répéter qu’il est venu abolir la loi et que la foi doit remplacer la loi. La loi, ce sont les interdits qui permettent de freiner la rivalité, et les rituels, c’est à dire les sacrifices, visant à canaliser la violence humaine liée au désir mimétique.

L’amour du prochain doit remplacer la violence née du désir mimétique des frères ennemis. Jésus a aboli les sacrifices en espérant que son propre sacrifice viendrait dévoiler au monde le secret de la fondation de religions et des cultures… à savoir que les victimes sont innocentes ! A ce jour, son message semble ne pas avoir été entendu…

En effet, les guerres sont des illustrations de duels à l’échelle de pays, elles expriment clairement la rivalité mimétique. Dans ce cadre, la dissuasion nucléaire n’est autre qu’un dieu qui pourrait à la foi détruire les peuples comme assurer leur préservation à l’image des Dieux anciens à la fois vénérés et craints.

Si nous sommes des « frères » en loge, c’est par que l’amour doit remplacer la violence au sein des loges.

Alors voilà pourquoi nous sommes dénommés frères : c’est car notre mission est de nous construire dans l’amour du prochain pour poursuivre au dehors l’œuvre commencée au sein de la loge.

“ La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». Par l’amour du prochain, la maçonnerie nous invite en nous nommant « frères » à dépasser le désir mimétique et à faire régner la joie dans les cœurs.

Que la paix règne sur le Monde !

 

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25/01/2024
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