Le Silence

 

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Il est faux de penser que la F∴M∴ est une école d'humilité car je vais essentiellement parler de moi ce soir.

 

Un jour, invité à une soirée déguisée, j'ai choisi de me travestir en homme invisible. Je me suis donc inspiré du personnage de H.G. Wells. J'ai noué autour de ma tête une bande Velpeau et au moment de partir, j'ai eu une autre idée. Si je n'allais pas à cette soirée tout en disant que j'y étais ? On ne m'a pas vu, normal j'étais déguisé en homme invisible. J'ai eu un peu la même idée pour cette planche. Il était tentant pour aborder le silence de ne rien dire pendant dix minutes. De rester coi. Mais, au-delà du premier canular qui, après tout, pourrait se tenir et répondre à la commande de l'invisibilité, le second, me taire devant vous, ne relèverait que d'une imposture, d'une échappatoire. Car ce long silence ne dirait rien. Celui-ci serait infructueux, une performance qui ne tiendrait pas compte d'un élément important : le silence n'est pas une entité, une valeur universelle. Tous les silences ne sont pas égaux. Ils ont des sens, des fonctions, des rôles multiples selon les moments, les situations où ils apparaissent ou l'instant où ils cessent.

 

Il y a plusieurs natures de silence. Le mot désigne l'absence de bruit, de sons, d'agitation auditive et par extension ou résumé, le fait de ne pas parler, de rester silencieux.  En tout cas, le paradoxe est étonnant : je vais avoir besoin de mots pour traiter la question du  silence.

 Dans l'absolu, le silence n'est pas une vertu, il n'est garant de rien. Certaines personnes peuvent être timides ou d'autres n'avoir rien à dire. Et quand quelqu'un de silencieux nous impressionne, que ses silences en imposent, c'est possiblement trompeur, il n'a peut-être lui aussi rien d'intéressant à exprimer. Comme disait Sacha Guitry " On peut être hermétique et ne rien renfermer. "

Pendant longtemps je fus pointé, désigné comme quelqu'un de bavard, pouvant parler sans but. Rien de bien grave, j'étais à l'unisson d'un monde profane qui fuse et diffuse à foison.

Avant d'être initié, j'avais entendu dire que tout nouveau F∴M∴ devait se taire pendant au moins un an. À quoi bon faire partie d'un club si je ne pouvais pas m'exprimer ? Il y avait un côté scolaire. " Tais-toi et écoute le maître " ou " Tu parleras quand on t'interrogera. " Car le silence fait peur. Les morts ne parlent pas, c'est même à ça qu'on les reconnait. D'ailleurs ça se tient, j'ai compris plus tard que si le nouvel apprenti doit rester silencieux, c'est qu'entre autre, il vient de subir une mort symbolique et s'apprête à renaitre à une autre vie. 

Finalement, après réflexions, si Paris valait bien sa messe, la rue Puteaux valait peut-être aussi bien la peine de se taire quand il le fallait.  Et dès que je fus initié, je me suis rendu compte que j'avais eu tort : ce silence imposé ne me pesait pas. Je me suis même surpris progressivement à l'apprécier, à en mesurer l'importance. Je n'étais pas face à l'injonction absurde : " Tais-toi et écoute " que j'évoquais tout à l'heure mais plus justement à  un conseil, une obligation justifiable : " Écoute en te taisant " voire " Écoute-toi en te taisant. "

J'ai donc appris assez rapidement, non pas à me taire — faut pas non plus exagérer — mais à lutter avec le silence, à l'apprivoiser. Lutter car, soyons honnêtes, il s'agit d'un combat avec ou contre nous-mêmes.

 

Parler pour le plaisir, aimer les mots n'est pas certes condamnable, c'est un passe-temps comme un autre. Beaucoup excellent à cet exercice qui nécessite parfois du brio. J'avoue que le goût du débat ne m'a pas quitté. Mais il y a une grande différence entre " aimer parler ", le faire avec tempérance et " être bavard " l'un est presque le contraire de l'autre.

Une logorrhée incontrôlée est pénible, fatigante. Apprendre à gérer le silence, savoir quand se taire n'est pas une punition qu'on s'inflige, en revanche parler sans mesure en est une qu'on inflige aux autres.

 

Parler sans discernement c'est comme remplir d'eau un sceau qui est troué. L'eau abonde, elle ne manque pas mais l'exercice est vain ; impossible de se servir de ce récipient pour arroser, faire pousser, nourrir le terreau. Beaucoup de temps, d'énergie, de matière non seulement perdus mais surtout gâchés.  

La F∴M∴ apprend non seulement à choisir le bon sceau  — le bon outil — à le colmater avant usage le cas échéant, à doser le débit de l'eau que nous allons y verser afin d’éviter tout débordement et surtout, surtout à la filtrer.  

Nous pouvons parfois mesurer, apprécier la qualité d'un silence à l'aune des paroles qui le suivent. Les mots alors prononcés peuvent rééquilibrer une discussion, la modérer ou même la clore. Et cela non simplement en loge. Qui n'a pas vécu dans le monde profane, cet instant : lors d'un diner ou d'une réunion, des convives croisent le fer avec les mots, argumentent bruyamment, usent de contresens, s'écoutent parler, se coupent la parole... seul l'un d'entre eux ne dit rien. Il compte les points, regarde, s'amuse ou bout intérieurement. Puis profitant d'une seconde de pause, il prononce quelques mots, juste ceux qu'il fallait pour remettre les choses en place. Ce n'est pas juste une parole, c'est une parole juste. L'ami s'était tu non pas par abandon ou désintérêt : son silence modelait sa future parole. Il l'économisait, la polissait. Vous connaissez sûrement ce proverbe chinois : " Si ce que tu as à dire n'est pas plus beau que le silence, alors tais-toi. "

Certes, la nature de cette parole, le sens des mots prononcés par cette personne ont été importants mais n'est-ce pas plus justement le fait qu'ils sont nés de ce silence qui leur donne le poids, la mesure nécessaire qui a permis de remettre de l'ordre dans le chaos. Et le plus étonnant, c'est que ce silence peut alors changer de camp. Dans un juste retour des choses, il a donné à réfléchir aux autres et espérons-le a commencé à éveiller, à semer les graines de la modération ; une utile contamination. Entendre et entendement, les deux mots sont si proches.

L'expression " observer le silence " est donc assez bien choisie à l'exemple d'une grande majorité de congrégations religieuses, spirituelles qui font vœux ou pratique de silence pour mieux travailler. C'est ce silence constamment en mouvement, que nous tentons d'apprendre puis de métaboliser en loge. Si nous en apprécions la nature c'est qu'il s'agit d'un silence actif. Le silence ce n'est pas ne rien dire ou refuser de dire : il arrive même qu'un silence parle à notre place ; qui n'a jamais entendu dire  : " ton silence en dit long. "

Apprendre ce silence c'est donc, non seulement, se donner du temps pour réfléchir mais surtout être conscient de la valeur des mots que nous allons ou pourrions prononcer. être maître de notre pensée car nous pensons avec des mots. Mais l'exercice est difficile, il ne s'agit pas simplement de se taire pour chercher, pour peser ma future parole, il faut aussi écouter les autres en même temps. Ce que j'entends modifie, altère, construit ce que je vais dire. Le silence attentif se nourrit de l'écoute. Prenons l'exemple d'une tenue ; il n'y a pas plus bavard, plus sonore que le rituel : interjections du V∴M∴ aux Frères ; coups de maillets sur les plateaux ; de canne sur le plancher ; la voix des planches ; la musique de la Colonne d'Harmonie... Mais quand c'est acquis, ça fait son chemin. D'ailleurs, c'est bien connu, les nouveaux compagnons enfin autorisés à parler n'abusent guère de la parole. Je n'ai pas souvenir d'en avoir connu qui se sont rattrapés. Du genre : " Ah ben je l'ai fermé pendant un bout de temps, maintenant ils vont m'entendre. "

Se taire, gérer sa parole, sa circulation deux heures tous les quinze jours, n'est pas trop difficile. C'est porter ce comportement au dehors qui l'est. Pardonnez-moi ce truisme, nous le savons bien, la méthode maçonnique n'est pas simplement utile en atelier, elle l'est au quotidien. Car le respect d'un certain silence, bien travaillé, et avec lui ses dérivés : l'équilibre, la réserve dans la prise de parole permettent d'être davantage écouté dans le monde profane.

En ce qui me concerne, petit à petit, amis, collègues et famille l'ont remarqué. Mais ils sont trompés, ce n'est pas l'âge ou le temps qui ont maitrisé une parole désordonnée, c'est ce travail en atelier — ignoré par beaucoup, connu par peu d'autres et deviné par certains — qui m'a apaisé et surtout appris à me contrôler. Contrôler, car comme je l'ai dit, garder, gérer le silence n'est pas toujours facile. Rien n'est naturel.

Pour conclure, je dirais qu'il n'y a pas de loi du silence, juste des règles, qui d'ailleurs peuvent changer. À la fin de chaque tenue, le V∴M∴ demande au Frère Premier Surveillant si les ouvriers sont contents et satisfaits. Souvenons-nous que pendant longtemps, la réponse fut : " Ils le témoignent sur l'une et l'autre Colonne. " À l'écoute de cette phrase, les Frères de l'atelier manifestaient leur satisfaction en tapant des pieds ou des mains, sans excès bien sûr. Puis vint un rituel refondu, repensé et à la même question du V∴M∴ la réponse du 1er Surveillant devint très différente : " Vénérable Maître, ils le témoignent par leur silence sur l'une et l'autre Colonne. " Ce changement est d'importance. Il donne à lire le silence comme une mesure. Dans les deux sens du terme : la mesure de notre satisfaction d'avoir bien travaillé et d'être fiers d'être maçons ; le silence réaffirmé comme un moyen d'expression. Mais aussi la mesure qui se veut modération, prudence. Le silence devenant ce lieu sûr et sacré dans lequel nous pouvons enfermer nos secrets. Le silence de notre appartenance.

 

Je vous remercie, mes Frères, de la qualité de votre silence et avant de me taire pour que la parole circule, je terminerai ce petit morceau d'architecture par une devinette : " Qu'est-ce qui disparait au moment même où je prononce son nom ? "

 

A:.K:.

25 mai 6022



27/05/2022
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