« Pourquoi Glorifier le Travail ? » 9/10/2024

 

La glorification du travail et ses outils - 450.fm - Journal de la ...

 

Parce que « le travail, c’est la santé…1» m’aurait dit mon grand-père paternel qui fredonnait cette chanson, en partant ou en revenant du boulot.

Depuis la nuit des temps, l’homme a travaillé pour assurer sa subsistance, c’est-à-dire qu’il s’est attaché à subvenir à ses besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance et d’estime, ainsi que l’a théorisé Abraham Maslow dans les années 1940. Mais il a également été amené à satisfaire des besoins cognitifs, esthétiques, de réalisation et enfin de transcendance. Et ce, dès le début de son existence, puisqu’au cours du paléolithique supérieur, l’homme de Cro-Magnon, chasseur-cueilleur travaillait déjà pour survivre. Il taillait des silex pour en faire des outils et des armes. Il chassait le renne, le cheval, le bouquetin et le cerf. La vie était rude ; il n’y avait pas de place pour les distractions. Néanmoins, certains homo-sapiens se consacraient à l’art pariétal, comme en témoignent les grottes de Lascaux. Cet art nécessitait un tel savoir-faire technique, et une telle implication, alors que les conditions de vie particulièrement difficiles requéraient par ailleurs toute l’énergie de ces hommes, qu’il ne pouvait être dédié qu’à des aspirations transcendantes, considérées comme essentielles. Les dernières analyses2, relatives à ces œuvres laissent à penser que nous étions à l’aube de la spiritualité, avec l’apparition de l’animisme et du chamanisme. Le travail permettant à l’homme de subsister, et de s’insérer dans une société au sein de laquelle il est accepté et reconnu est bien évidement important, mais ce n’est vraisemblablement pas de celui dont il est question, et qui constitue l’apothéose de la cérémonie de réception au second degré. Il s’agit là du travail initiatique, qui va permettre au franc-maçon de satisfaire progressivement les différents besoins décrits dans les degrés les plus élevés de la pyramide de Maslow, en assurant son développement intellectuel, moral et spirituel.

LE TRAVAIL INITIATIQUE

Pour être en mesure d’œuvrer en ce sens, le compagnon quitte la carrière dans laquelle il dégrossissait les pierres pour se rendre sur le chantier et dans la loge, adossée à l’édifice en construction. Au milieu du chantier, il finalise la taille des pierres afin de commencer à les assembler pour constituer l’ouvrage. Cela se fait avec méthode, en utilisant judicieusement les outils mis à sa disposition. Il commence par finaliser l’analyse du matériau, en s’assurant qu’il soit débarrassé de ses impuretés majeures, puis il établit les Règles constructives qui vont présider au développement de l’ouvrage, ensuite, instruit dans l’Art et libéré de l’ignorance, il décide avec clairvoyance des actions à mener, et enfin il s’assure que les ouvriers peuvent œuvrer en concorde afin que l’édifice soit harmonieux.

Pour réaliser son chef-d’œuvre, le compagnon commence donc par user de l’art de Géométrie. Pour cela, il poursuit la découverte et la compréhension de lui-même, de sa matérialité, de sa terre (γῆ / gê), en la mesurant (μέτρον /métron) sous tous les angles, et ce, en faisant usage de ses cinq sens. En effet, avant d’utiliser l’art du trait, afin de réussir des assemblages solides, durable et harmonieux, il lui est nécessaire de bien connaitre, dans les moindres détail, la pierre qu’il travaille. La découverte de lui-même, ainsi que Socrate l’y convie, à travers sa célèbre maxime : « connais-toi toi-même » est essentielle et doit l’amener à acquérir une connaissance intime et lucide de sa pierre pour être en mesure de la rendre cubique, car c’est sur celle-ci qu’il va construire son édifice. C’est sur ce qui le constitue, sur sa matérialité qu’il va s’élever comme une colonne vivante3. Aussi, doit-il s’attacher à observer avec attention la pierre en cours de façonnage afin d’y déceler toute veine, fissure ou lézarde qui pourrait la fragiliser et par conséquent risquer de saper les fondations de l’édifice, car « un homme prudent bâtit sa maison sur le roc » (Mt 7:24). C’est pourquoi le maillet et le ciseau continuent d’accompagner le compagnon, afin qu’il puisse se débarrasser à tout moment, de nouvelles imperfections qui pourraient ruiner l’édifice en construction, le menant à la terrible faillite évoqué par le signe pénal ou le crane décharné du cabinet de réflexion.

Cette connaissance étant acquise, il peut élever des colonnes qui se dressent fièrement vers le ciel tel l’ithyphalle, porté dans les processions antique en l’honneur de Bacchus, symbole de puissance génésique. Car il s’agit bien là de Génération et de création ; de son développement intellectuel et psychique ; du réordonnancement de son chaos intérieur en vue d’accéder au Soi. Le levier, avec lequel Archimède pensait pouvoir soulever le monde4, va lui permettre de soulever sa terre, sa matérialité. Il va lui permettre de s’élever spirituellement, tout en respectant la Loi morale de la Règle, en suivant le chemin vertueux proposé par les ordres d’architecture. Ainsi, la stature massive et robuste, et la simplicité du chapiteau de l’ordre Dorique sont à la source du courage et de la force nécessaires au développement de cette entreprise d’envergure. Les colonnes Ioniques élancées, au chapiteau orné de volutes, engagent le Compagnon à une prudente sagesse, mère d’une attitude emprunte de justice, envers lui-même et les autres. L’ordre Corinthien avec ses chapiteaux richement décorés de feuilles d’acanthes, est œuvre de beauté. Mais ne nous y trompons pas, il s’agit là d’équilibre et d’harmonie entre le tout et ses parties. Le compagnon veille donc à bâtir son édifice en ayant la préoccupation d’écouter chacune de ses composantes, en vue de trouver un juste équilibre entre elles. Il ne sombre pas dans un ascétisme rigoureux, mais son chemin est néanmoins pavé de vertus puisque la beauté qualifie ici la valeur morale de l’individu. Puis, la sobriété de l’ordre Toscan, avec ses chapiteaux dépourvus d’ornement complexes, rappelle à notre compagnon qu’il est louable de rester humble et modeste dans l’exécution de son travail, et ce quelques soit les progrès accomplis. Modération et tempérance le guident dans son œuvre. Enfin, l’ordre Composite, synthèse des ordres Dorique et Corinthien lui suggèrent la nécessaire écoute, afin de pouvoir comprendre chacun, et de pouvoir à l’issue de cela rassembler les différentes parties en un tout unifié. La qualité de l’ouvrage, issue des ordres d’architecture qui inspirent sa structure, dépasse la simple appréciation technique ou esthétique. Il s’agit bien évidement pour le compagnon, de rectitude dans ses pensées et dans ses jugements en vue de se comporter de façon vertueuse et avec justesse.

La manifestation de ce comportement juste et vertueux passe par son expression sincère et loyale, telle que l’enseignait le Trivium des Arts libéraux. Ces derniers, fondement de l’instruction et du savoir, depuis Porphyre5 jusqu’au XVème siècle, engagent le Compagnon à s’inscrire dans une voie où l’instruction et le développement intellectuel vont lui permettre de lutter contre l’ignorance, les préjugés et les superstitions, sources de nombreuses erreurs. Il sera alors mieux armé pour faire face aux aléas de la vie, pour comprendre le monde et ceux qui le constituent. Ainsi que saint Augustin l’écrivait dans son ouvrage De Ordine (De l’Ordre), « il sera mieux équipé pour embrasser la vérité » puisque toute connaissance, quelle qu'elle soit, contribue à la compréhension globale, et à la quête de la Vérité. Le Compagnon poursuivra par ailleurs la recherche de cette dernière via l’introspection, la réflexion et la méditation suggérées par la perpendiculaire en explorant [sa] personnalité, mais également dans le regard des autres, en s’ouvrant au monde, comme lui suggère le niveau. Enfin, ayant gagné en compréhension, il progressera sur la voie de la tolérance et de l’amour, cette force d'unification et de cohésion qui selon Empédocle fait tendre les choses vers l'unité ou vers l’Un quand il s'agit du cosmos. Cette force de Gravitation, si chère à Newton, dont la formalisation mathématique n’est qu’une conséquence de sa quête spirituelle et du divin, doit rester présente à tout moment à l’esprit du compagnon, qui ne saura retrouver son unité, par-delà ses dualités et ses déchirements que par un amour partagé pour lui, dans toutes ses dimensions, et pour ses semblables.

Cet amour du prochain prôné par Jésus est altruiste (Aimez-vous les uns, les autres(6), et concerne le Compagnon au premier chef, et ce, parce que la construction, nécessite les nombreux ouvriers et matériaux dont il est pourvu, et que tous, quelle que soit la place [qu’ils] occupent sur le chantier, de la plus humble a la plus noble, sont utiles et estimables. C’est en s’aimant lui-même, à travers ses diverses facettes, qu’il n’a de cesse de polir, que l’initié pourra libérer et dégager de l’amour pour les autres. La dialectique de Socrate, qui provoque chez autrui la découverte de ses propres contradictions, permet au Compagnon de découvrir également celles régnant au sein de son chantier et de ses ouvriers ; et ainsi, d’être en mesure de les résoudre, en conciliant les différentes oppositions qui deviennent alors fécondes. De plus, pour que l’édifice puisse s’élever harmonieusement et que chaque pierre puisse s’ajuster aux autres avec exactitude, les règles de l’Art doivent être respectées et ce avec la rectitude que suscite l’Equerre. Pour cela, le compagnon s’inspire judicieusement du Génie de Platon. En effet, ce dernier, disciple de Socrate, prônait l’exercice de la vertu, et notamment de la Justice, mais également du courage, de la prudence et de la tempérance, reprise par Confucius sous la forme d’une morale du « juste milieu ». Cette dernière, appliquée à soi-même rappelle au compagnon qu’il doit veiller à ce que « pour bien ordonner un édifice, il faut avoir égard à la proportion »7 et donc à ce que le corps ne prenne pas le dessus sur l’esprit, ni le contraire, mais que la mesure soit de mise en vue d’accéder à une juste maitrise des élans passionnels. Cette alliance de l’esprit et du corps, est à l’image de celle du Dieu de Moïse, et des hommes, qui guida son peuple lors d’un long voyage, vers la terre promise, allégorie de l’élévation spirituelle, après avoir quitté la servitude des égyptiens représentant le joug de la matérialité et du corps. Cette harmonie de l’esprit et du corps symbolisée par le pentagramme régulier de Pythagore constitue l’Idéal Initiatique vers lequel l’Etoile Flamboyante guide le compagnon.

Ce dernier ayant pleinement assimilé et intégré l’ensembles des outils et des enseignements, accompli son Devoir en travaillant à son édification spirituelle. C’est en artiste pour qui seule l’œuvre compte8, qu’il chemine et tend vers la Gnose et la Vérité. Le Travail lui assure la Liberté, en lui permettant de s’affranchir de ses passions et de ses préjugés, qui l’enchainent et le conduisent sur le chemin de l’erreur. Il lui enseigne l’Egalité, afin que chacune de ses facettes le constituant puisse s’exprimer dans le respect des autres. Vices et débauche sont bannis, mais sans austérité excessive. La joie [est] dans les cœurs. Enfin, la Fraternité et l’amour qui murissent en lui, lui permettent de porter un regard empli de compassion et d’amour, envers les autres mais également envers lui-même, qui, bien qu’imparfait, mérite néanmoins d’être libéré de ses peurs, hontes et culpabilités.

LE TRAVAIL DU G:.A:.D:.L:.U:.

Considérant que macrocosme et microcosme se reflètent l’un et l’autre, que « ce qui est en bas est comme ce qui est en haut », selon la fameuse formule d’Apollonios de Tyane9, que l’on

fasse référence aux diverses croyances, mythologies, religions, philosophies, ayant animées l’homme depuis la nuit des temps, ou que l’on s’en remette aux dernières avancées scientifiques, en ce qui concerne le modèle standard de la cosmologie, décrivant l’origine de l’univers, cela sous-tend l’existence d’une « volonté supérieure et indicible » que nous avons convenu à la G:

L\D\F\, de nommer Principe. Ce concept ineffable, irradiant au sein de l’Etoile, est inaccessible. Il ne peut être approché que par sa manifestation, tout comme les astronomes détectent d’éventuel corps stellaires par leurs effets. C’est donc par l’observation du monde, de son expression, de sa beauté que nous pourrons tendre vers la Vérité et percevoir le G:.A:.D:.L:.U:. à l’œuvre. A l’instar de l’alchimiste, c’est par le travail sur la matière et donc sur lui-même que le Compagnon peut accéder à une meilleur compréhension de l’univers, des hommes et de ce qui le dépasse : « Connais toi toi-même, et tu connaitras l’univers, et les Dieux ». C’est en parcourant le monde, comme le faisaient ses prédécesseurs au moyen-âge, à l’image de ses voyages symboliques en loge, allégorie de l’univers, ou de son intimité, que l’initié va acquérir la connaissance de lui-même, et du reste …

CONCLUSION :

Le Travail est un concept spirituel global qui ne saurait être de ce fait glorifié à l’instar d’un personnage qui serait honoré, célébré ou loué pour un mérite, des actions ou des œuvres exceptionnelles. En peinture, la gloire est une auréole entourant la tête ou le corps du Christ ou d’un saint. En sculpture, la gloire est un assemblage de rayons dorés au centre desquels figure ordinairement un triangle symbolisant la Trinité ou un ovale orné de la colombe du Saint-Esprit ou de l’image d’un saint. Cela correspond donc à ce halo de Lumière qui irradie de celui qui est porteur d’un haut niveau de développement spirituel. C’est la Lumière intérieure qui illumine les Maitres10 et qu’ils portent et transmettent au dehors. Le Travail réalisé, permet de percevoir le monde différemment et conduit celui qui s’élève à l’exemplarité. La glorification du Travail accompli se révèle à travers ses pensées, ses paroles et ses actions : « Bien penser, bien dire, bien faire », a-t-on pour usage de proférer, en s’inspirant de la doctrine Zoroastrienne11. Ce rayonnement, telle celui de l’Etoile, modèle de perfection inaccessible, est la Gloire du Travail de l’Initié parfait, qui tend à rejoindre celle ineffable du G:.A:.D:.L:.U:..

L’Initié parfait, chef-d’œuvre du compagnon, se fond dans l’œuvre du G:.A:.D:.L:.U:. pour sa plus grande Gloire.

 

L:.D:.

9 octobre 6024

 

1 Chanson d’Henri Salvador de 1965

2 David Lewis-Williams (fin 1980) et Jean Clottes (1996 et 2011)

3 Rituel de Compagnon 2017 p 60

 

4 La citation « Donnez moi un point d’appui et un levier, et je soulèverai le monde » est attribué pour la première fois à Archimède par Papus d’Alexandrie dans Collection vers 340.

5 Les arts libéraux trouvent leur origine chez Porphyre dans Sur le retour de l'âme (vers 270)

 

6 Rituel de Compagnon 2017 p 66

7 Vitruve : De Architectura (Livre III chapitre 1er )

 

8 Rituel de Compagnon 2017 p 67

9 La Table d’Emeraude dont est tirée la citation est usuellement attribuée à Apollonios de Tyane

 

10 Rituel de Banquet d’Ordre Saint Jean d’Hiver 2019 p11

11 Bonnes pensées, bons mots, bonnes actions : Humata, hukhta, huvarshta



15/10/2024
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