« La Parole en Loge est-elle un Droit ou un Devoir ?

La Parole en Loge est-elle un Droit ou un Devoir ? 

Est-elle Vraiment Libre?

 

Plan du Tracé:

  • A :       Méthode
  • B :       La parole en Loge

                B1 : Généralités

          B2 : L'Apprenti et le silence

          B3 : Le Compagnon et la parole comme outil - Le Maître et la parole comme guide

 

  • C :       Parole et vie intérieure
  • D :      Parole et communication, parole et collectivité
  • E :       Droit(s) et devoir(s), au pluriel puis au singulier
  • F :       Parole et liberté

A) Méthode

 

 La question pourrait être abordée sous trois angles successifs : Parole et droit – Parole et devoir - Parole et liberté. Cependant, Droit et Devoir ont entre eux des rapports étroits. Si le Droit, au sens juridique, engage la collectivité, le Devoir engage l'individu face à lui-même mais aussi face aux autres, ce qui le fait rejoindre le domaine du Droit. Si Chateaubriand écrit : « C'est le devoir qui crée le droit », nous pouvons constater qu'il y a une certaine réciprocité. Nous avons donc préféré procéder d'abord par une étude pratique de la parole en Loge, pour tâcher ensuite d'en tirer une réponse à la question posée.

 

B) La parole en Loge.

  

            B1 - Généralités

 

 Le Règlement Général régit l'usage de la parole en Loge dans des articles qui tracent un cadre précis. La parole est très valorisée : il faut la demander, se la voir accorder (ou se la voir attribuer d'office par le Vénérable, qui peut aussi la retirer), il faut mériter d'en user sans être interrompu, ce qui est une obligation considérable.

 - Il y a la parole du rituel, et il est notable que les Apprentis soient associés à l'acclamation, manifestation de leur appartenance au groupe et à ses valeurs. Une autre occasion du rituel permet une parole personnalisée : lors de l'Obligation, à chaque obtention d'un Degré. Il s'agit alors d'un engagement pris devant tous. – Il y a la parole du Franc-Maçon qui planche, et qui généralement lit un texte qu'il a préparé. On trouve ici une importante liaison entre le travail de l'écriture, son implication dans la construction de la pensée, et l'expression orale qui est le vecteur-type de la sociabilité et de la communication. – L'Orateur, en tant qu'Officier, a un droit et un devoir particuliers dans l'emploi de la parole, mais cela est strictement lié à sa fonction - Et puis il y a la parole « qui court sur les Colonnes », le plus souvent à propos du travail qui vient d'être exposé, ou en fin de Tenue pour des informations diverses.

 

 L'encadrement de cette expression, en interdisant le dialogue, est une garantie fondamentale de la sérénité et de l'exclusion des métaux. Mais il ne doit pas être castrateur. Entre le Franc-Maçon qui planche et les Colonnes, la parole doit être comme un fragment qui rebondit, comme des éclats de lumière qui engendrent des réflexions et manifestent l'ouverture de chacun à tous les autres. Les attitudes sont ici aussi variées que les personnalités, certains restant plutôt « taiseux », d'autres prenant régulièrement la parole. Tel Maître expérimenté vous dira qu'il n'intervient pas parmi les premiers car il y a de fortes chances qu'un autre exprime avant lui ce qu'il avait à dire. Et dans certaines Obédiences (en particulier au Brésil) le Vénérable fait circuler la parole sur les Colonnes selon le sens dextrogyre classique et chacun doit saisir à son tour l'occasion de s'exprimer.

 

            B2 - L'Apprenti et le silence

 

 Le signe de l'Apprenti gouverne clairement son silence : la main, en rectitude d'équerre, posée sur le larynx, contrôle l'émission de la parole et, ce faisant, agit sur la pensée elle-même (ce signe d'Apprenti est un exemple remarquable de l'importance du discours gestuel qui accompagne ou remplace la parole). L'état d'Apprenti, qui oblige à une totale remise en examen, permet de réaliser l'étroite imbrication du verbe et de la pensée, dans un courant réciproque : l'idée est véhiculée par le mot, mais le mot a aussi contribué à l'élaboration de l'idée. Le difficile apprentissage de la méthode symbolique passe par une déconstruction du discours, des associations habituelles de mots et de concepts, pour une reconstruction dans une vision symbolique du monde. Beaucoup d'Apprentis se disent satisfaits de ce silence qui permet leur remise en question, remise en question de leurs points de vue et de leurs moyens d'échange avec l'extérieur. D'autre part le silence est un élément, un constituant du discours. Comme en musique, il permet de donner un rythme à la phrase, de structurer l'expression, d'assurer la respiration et l'harmonie du propos. Comme l'écrit Pablo Neruda :

« La parole est une aile du silence ».

Et beaucoup de Compagnons nouvellement promus hésitent à prendre la parole, car elle a acquis à leurs yeux un statut d'une extrême importance.

 

            B3 - Le Compagnon et la parole comme outil - Le Maître et la parole comme guide

  

 Le Compagnon ressent profondément que sa parole doit être gouvernée par la fraternité, et plus largement par le respect des autres et de soi-même. Nous sommes là pour rassembler ce qui est épars, sans pour autant devenir dogmatiques : la parole doit nous servir à cerner et maîtriser le doute, à l'utiliser à bon escient. Dans le même registre, le Franc-Maçon doit vaincre l'appréhension de la prise de parole, tout en gardant secrètement cette inquiétude, ce qui lui évite de tomber dans l'auto satisfaction et le triomphe creux d'une parole convenue, formaliste, la parole de celui qui s'écoute parler. La prise de parole est une prise de risque : Exposer – S'exposer – Sexe poser. Bien des considérations sur le moment, le sujet, le contenu, la forme, sont à peser pour que cette communication remplisse son rôle. Nous savons bien, d'ailleurs, que certaines choses, à retentissement intime, sont à dire sur les parvis et non dans le Temple. Les Maîtres et les Officiers doivent aider les Compagnons à dominer cette prise de conscience : le droit à la parole oblige à la maîtrise de la parole. La recherche de cette maîtrise nous confronte à une réflexion dans deux domaines : d'une part le domaine intérieur, psychologique, d'autre part la communication et la vie collective.

 

C) Parole et vie intérieure.

 

Le monde n'apparaît, et peut-être n'existe, que pour autant qu'il est pensé et par conséquent nommé. C'est par le langage et la parole que l'homme accède au monde proprement humain, au monde des sens et des valeurs. Instrument de nos démarches les plus profanes, elle nous permet une progression vers les spéculations les plus nobles, en particulier grâce au rituel. Dans les grands systèmes spirituels de l'humanité, la parole apparaît comme l'instrument créateur, l'agent de la pensée véhiculé par le souffle (voir par exemple le prologue de l'évangile de Saint Jean). La parole peut donc avoir une dimension sacrée, d'autant plus qu'elle est dominée par la recherche du sens (sens d'une conduite, sens de l'existence, sens de l'Etre et de son devenir). Ce n'est pas par hasard que la Franc-Maçonnerie est l'héritière de toutes les techniques de jeux de mots, depuis les alchimistes (le « langage des oiseaux ») jusqu'aux surréalistes, le jeu et la création de mot induisant le jeu et la création de la pensée, « jeu » étant ici entendu comme exploration des possibles dans la quête de l'absolu. On rejoint l'évidence de la nature poétique et transgressive de la recherche spirituelle, la parole s'imposant comme un élément de construction du Temple intérieur et du Temple collectif, pierre de « vérité singulière » qui a la valeur et les limites de la vérité propre à chacun. Et la méthode symbolique, maçonnique, est extrêmement importante, qui rappelle constamment qu'il ne faut pas prendre les mots pour les idées, les mots pour les actes, ni les mots pour le réel. Comme l'écrivait Korzybski, le fondateur de la sémantique générale, « le mot n'est pas la chose, la carte n'est pas le territoire ».

 

La parole a donc ce double statut, contradictoire, de permettre la compréhension du monde, et, si l'on n'y prend garde, de masquer la réalité du monde. Y prendre garde, voilà un grand devoir, devoir de vigilance pour les Francs-Maçons.

 

D) Parole et communication, parole et collectivité.

 

Nous sommes perpétuellement traversés par une tension intérieure entre la fuite et la lutte, entre l'avoir et l'être. Ce combat est animé par la parole, en tant que vecteur de formation et d'information, vecteur d'affirmation et de questionnement, en un mot vecteur d'échange avec l'extérieur, avec autrui, avec d'autres pensées. L'échange, c'est la condition de la réalisation et du dépassement de soi, dans la recherche d'un discours aussi dépouillé que possible, dépourvu d'ambiguïté, de sources d'erreur, un discours dont l'auditeur est comme un miroir qui renvoie sa propre vision. La parole maçonnique, en particulier, n'est pas une émission mono-univoque mais l'occasion d'un échange à visée universaliste. Les dispositions qui réglementent cet échange en Loge sont là pour éviter une dérive dans l'affirmation ou dans l'affrontement, pour permettre à la pensée d'être sereinement conçue avant d'être exprimée, toujours en tant qu'élément d'une construction commune. Nos codes reposent sur nos valeurs fondamentales : égalité, fraternité, respect, entraide. Ces codes servent aussi à éviter l'emploi déviant de la parole, qui pourrait servir à mentir, à tromper, à séparer. Bien sûr, l'emploi abusif de ces codes pourrait stéréotyper le discours, le maintenir dans une démarche formaliste et convenue, le vider de son contenu au profit d'une apparence « maçonniquement correcte », prenant ainsi le regrettable aspect d'une certaine « langue de bois ». Un tel danger doit évidemment être évité. De même que la grande importance de la parole dans nos Travaux peut procurer une situation avantageuse aux « beaux parleurs », et il est parfois nécessaire de considérer, chez certains Francs-Maçons, la concordance de leurs actions avec leurs propos.

 

 La parole maçonnique a d'autre part une mission particulière, celle de la transmission. Notre Ordre est porteur de toute une tradition humaniste aux facettes nombreuses et très riches. Et comme pour tout enseignement qui touche à l'humain, c'est par la parole que cela se transmet réellement, efficacement. Dans un monde où l'écrit et certaines télé-technologies occultent ou limitent quelque peu la communication directe, de personne à personne, la Maçonnerie est un conservatoire de la tradition orale, de la formation humaniste, avec les structures collectives correspondantes.

 

E) Droit(s) et devoir(s), au pluriel puis au singulier

 

Cette dimension orale, politique au sens noble, ouvre toute une série de devoirs dont nous avons déjà évoqué quelques-uns. Devoir de tolérance, bien sûr, mais dans sa dimension active, c'est à dire d'échange et de collaboration. Devoir de respect de la liberté, c'est à dire de respect de la personne. Devoir de formuler une parole pleine, constructive. Devoir d'une écoute attentive et bienveillante, condition nécessaire à la réussite de l'échange. Devoir de fournir une information exacte, impartiale, ouverte, donc devoir de vérité. Et  devoir de persévérance dans la rigueur, devoir de fiabilité.

 

Au delà de ces devoirs particuliers, comment pouvons-nous définir pour la parole maçonnique un Devoir ou un Droit au singulier ? Pour l'Apprenti, il est normal et même nécessaire qu'il n'y ait pas droit, car il a pour tâche préalable de reformuler sa pensée dans une vision symbolique du monde et de peser l'importance du silence dans la réflexion et dans l'expression. Le Compagnon, lui, a le droit et le devoir d'employer cette parole, car c'est la manifestation de sa transformation, et l'outil de sa réalisation : ce n'est pas par hasard que son Degré est consacré à l'action. Il a aussi le devoir de se servir comme il faut de cette parole,

de donner les bonnes règles à son action. Quant au Maître, il aura

en particulier le devoir de maîtriser sa parole, de ne pas en abuser,

et surtout de la mettre au service de la transmission des savoirs et

des expériences.

 

F) Parole et liberté

 

Devant les règles que nous avons évoquées, les conditions et peut-être les conditionnements, la parole en Loge est-elle libre ? Le mot « liberté » est porteur d'affect autant que de concept. Rousseau se trouve là-dessus en accord avec Kant : « L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». Jean Mourgues nous dit de façon plus quotidienne, moins académique : «  Cette liberté à laquelle on aspire est le choix de certaines formes de servitude ». La grande leçon de fraternité maçonnique est que la liberté, souvent ressentie comme une caractéristique individuelle, est en fait de nature collective.

L'approche de sa propre liberté passe par la libération des autres, et les Francs-Maçons peuvent adhérer à cette proposition de Hegel :

 

« L'être-pour-soi n'est pour soi que par un autre ».

 

Ce que Sartre exprime également quand il écrit :

 

« Autrui est l'intermédiaire obligé entre moi et moi-même ».

 

La parole en Loge est soumise à des codes représentant les valeurs communes, à des règles destinées à en garantir la rigueur et l'honnêteté. On est typiquement dans le cadre de la liberté définie par Rousseau :

 

« La loi qu'on s'est prescrite ».

 

Cette loi du monde maçonnique permet justement une liberté d'expression qui est inconnue du monde profane, faute d'une méthode dans le respect mutuel et l'importance de l'écoute. Ce qui est fondamental, c'est que la pensée soit libre et puisse s'exprimer et agir dans des règles acceptées.

 

Nous conclurons avec Daniel Beresniak que :

 

« L'initié, comme le poète, manipule les mots pour montrer la nécessité là où le profane ne voit que le hasard ».

 

 

  WAT:.

R:.L:. La Raison

Or:.de Montmartre à Paris

GODF



24/10/2007
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