La chaîne d’union
Mon cher Apprenti je reviens vers toi à ta sortie du cabinet de réflexion où nous nous trouvions ensemble souvient-toi il y a quelques mois et je ne doute pas de cette confusion qui t’habite encore à cette heure et l’aune de ces voyages en compagnie de Platon qui n’ont pas dû t’en soustraire.
A cet instant souviens toi que l’univers est unique, qu’il est indissoluble, qu’il est composé de quatre éléments, la terre, l’air, l’eau et le feu et que (rajoute Alcméon de Crotone) c’est l’équilibre des puissances contenues en eux, comme l’humide et le sec, le froid et le chaud qui produit la bonne santé.
Au loin rugit la voix d’Empédocle son contemporain « les quatre éléments, si l’amitié les rassemble, la haine les sépare ! »
Laissons ce dernier et pour cause comme il est ici question de chaîne d’union mais tu auras remarqué l’intérêt de l’antinomie en cet aphorisme qui passe de l’union (l’amitié -les rassemble) à l’entrave (la haine-les sépare). Avant d’arriver ici il t’aura fallu sinon briser, du moins ignorer, celles tendues par les esprits rudimentaires de nos publicitaires mensongers et ignorants ; A présent c’est dans le silence et la méditation active proposée par le vénérable Maître de l’atelier qu’à ton tour tu prendras ta place comme te voilà à cet instant presque initié.
Plusieurs fois le bandeau t’a été imposé et puis à ce moment précis, t’en a été soulagé une ultime fois comme tu réclamais la lumière et en avait été jugé digne, au troisième coup de maillet comme au douze coups du midi juste, sous l’égide de nos lacs d’amour passifs, en activité tu fus placé au sein de notre chaîne d’union à découvrir non plus les épées tournées vers toi mais les regards bienveillants de tes frères à venir.
Initié tu ne l’es pas encore, ni créé, constitué, ni reçu … De nouveau, fugacement, s’est posé à toi, peut-être, la question de la légitimité, elle est naturelle tout comme cette petite pointe … D’insouciante curiosité ?!... Dualité ! Ces forces contraires et leur issue formeront le sceau de ton âge et de ton travail à venir et pour toujours, non, initié tu ne l’es pas encore et à tes questionnements légitimes s’en trouveront d’autres à s’y rajouter inlassablement car le travail est sans fin …
Mais tu n’es pas seul et ne le sera plus, si l’est un moment fort dans l’exécution de notre rite, le symbole de la chaîne d’union, car c’en est un, célèbre celle des initiés, il serait aisé de n’y voir qu’un simple principe de solidarité d’êtres qui se tenant la main illustreraient sur la terre une fraternité humaine profonde et permanente. Te défier de l’écueil de l’illustration, ici son aspect moral, est en tout point une nécessité, il te faudra forcer cette limitation, une vérité atteinte doit être dépassée afin de vivre en esprit et en vérité, en perpétuation, l’imaginer détenir n’est qu’une illusion, un dogme et ceux-là nous les fuyons.
Un peu de temps est passé et te voilà reçu Franc maçon, tu sièges au septentrion, ton travail est de bien te connaître afin de dépasser ton déterminisme Astrologique et de t’inscrire dans le zodiaque de la loge, ces repères collectifs du « moi aux autres, du centre de l’être vers le collectif » en silence et conscience du ciel comme il n’est pas ici question d’astrologie prédictive mais de lien entre ce premier et la terre en écho à la chaîne d’or d’Homère de la voute étoilée , cette dernière, en fil à plomb.
Et puis depuis tu as reçu la lumière, et le vénérable maitre t’invite à te tourner vers elle. Laisser ses métaux à la porte du temple ne suffira pas au passage de purification que représente l’invite de cette injonction afin de revêtir la qualité immatérielle et intemporelle de frère, de frère œuvrant dans le temple à expérimenter à nouveau le mystère (comme nous parlions de vérité qui n’existe pas). C’est en formant la chaîne d’union que la loge s’unit dans celui-ci et communie avec le principe.
La tradition initiatique n’appartient pas à l’histoire, que nous aimons à visiter (je te l’ai déjà dit) et les anciens ne sont pas plus détenteurs de vérité que nous ne le sommes. La vérité nait à chaque instant et renaitra tant que nous serons capables de suivre les fondements de notre pratique au sein de notre ordre, en suivant la règle et en perpétuant la tradition. Quand les êtres épars que nous sommes, parviennent à l’incarner dans le temps, l’esprit et la matière vivent en paix, Le temple s’édifie et la chaîne demeure solide.
N’en subsiste que l’assiduité en est une fonction primordiale, l’art de la juste place est parti de la chaîne d’union, la présence à l’œuvre, indispensable chorus à son ferme maintient « l’avenir tu n’as pas à le prévoir mais à le permettre » (A de Saint Exupéry). Se forme un cadre de responsabilité à porter sa pierre dans le temple, il n’est pas envisageable de s’initier seul, cela n’est pas possible, une absence ponctuelle n’empêche aucunement la circulation de l’énergie dans la chaîne d’union mais une absence répétée l’ampute et nous enjoint à faire, cette fois, toi qui a tué le vieil homme, du mort avec du vivant et par-là rompre notre pacte alchimique enfin nous revoie l’image de ces clivages de l’individualisme qui règne au dehors du temple.
Notre société a beaucoup d’idoles (je vais laisser de côté l’actualité de ces temps derniers) notre inscription dans ce siècle est celle de l’ego en action (romanesque, romancé, inaccessible irrattrapable), en image (plastiquement détournée), en omission (et autres perversions inavouées). L’individu, valeur suprême, apogée du progrès.
Placer l’individu au pinacle, n’est pas le placer au centre. Rien dans l’univers n’est individuel, tout est affaire de proportions, de rapport et d’harmonie du un au multiple et former la chaîne d’union, la nécessaire combinaison à échapper à cette effroyable discursion telle qu’elle nous est imparablement imposée en dehors du temple.
… Là est peut-être le prémisse de ta prise de conscience entre le manque d’un essentiel et sa nécessité à le voir faire jour et t’a peut -être guidé dans ta décision à nous rejoindre … Elevons nos cœurs en fraternité …
Bien au-dessus des soucis de la vie matérielle s’ouvre pour le franc maçon le vaste domaine de la pensée et de l’action. Avant de nous séparer, élevons nous vers notre idéal. Qu’il inspire notre conduite dans le monde profane, qu’il guide notre vie, qu’il soit la lumière sur notre chemin.
Lors résonnent les notes d’une autre chaîne, celle de la colonne d’harmonie bien nommée.
La véritable initiation demande à être vécue, donc sentie, éprouvée, reçue en soi, avant d’être comprise si cela nous est permis par le travail, tout comme la vie elle-même s’affirme en nous longtemps avant qu’il nous soit possible de réfléchir à son sujet et de nous en faire une conception logique.
A toutes forces de langues arrachées, de gorges coupées, de poignards, d’épées, de crânes et de sablier s’en trouvera bien que minuit juste résonne, et cette heure venue il faudra quitter la chaîne d’union même si notre mémoire sera perpétuée lors des Saint Jean d’hiver et que la somme de nos transmissions perdurera en tenue.
La corde formant les lacs d’amour possède un début et une fin, forme une dualité et une unité, un alpha et un Omega. La chaîne d’union invoque également le MEMENTO MORI au Franc maçon et rappelle en ce sens l’Ouroboros, ce symbole cosmique du serpent, que notre frère Goethe voulait vert comme une certaine table, souvent représenté en forme de cercle, celui que l’espace de notre temple nous permet de dessiner à l’aide de nos chaînes courtes, comme la respiration nous manque, il symbolise la résurrection permanente, le déclin, la mort mais annonce une vie nouvelle, plus belle et plus forte qu’avant. Deux énergies le parcourent duales et unitaires, vie et mort, début et fin, limité et illimité, il aide à accepter l’ordre des choses établies, donne accès à la sérénité et en ce sens à une certaine forme d’immortalité.
De l’émetteur au récepteur, dégantée de principe, une main droite vers le zénith, une gauche vers le Nadir, les pieds en équerre ancrés dans le sol, en alternance des Maîtres et des Apprentis, se forme alors en pensée l’égrégore signifiant de notre fraternité initiatique, pour quelques instants et pour toujours cette décharge d’énergie supplémentaire, dans le temple et au-delà de celui-ci.
Minuit passera.
Dans le noir et la lumière des phares je rentrerai chez moi, il est une heure et plus, je ne dors pas, je ne dors pas, j’aimerais mais je ne dors toujours pas.
Lumière des phares …
S:. C:.
11 mai 6022