« La Franc-Maçonnerie exige de tous la tolérance alors que sa méthode semble dogmatique. » (12.03.6025)
C’est vrai. La Franc Maçonnerie en G:.L:.D:.F:. et au REAA est très stricte dans son fonctionnement. Il y a des lois et des règlements : l’Ordre maçonnique porte bien son nom : respect du rituel, tenue vestimentaire imposée, pas et marches balisés, soumission aux règles de circulation de la prise de parole ; interdiction de celle-ci pour les apprentis… Qui dérogerait à ces instructions se verrait immédiatement remis à sa place — certes ici très gentiment. Mais s’il remettait constamment en question ces règles, s’il les refusait, s’il était tenté de persévérer dans le non respect du rituel, il se verrait alors prié de repasser la porte basse en sens inverse.
Vu de l’extérieur, un esprit critique ou ennemi serait donc enclin à remettre en question notre adogmatisme. Si la Franc-Maçonnerie est si tolérante que ça, pourquoi suis-je assujetti à toutes ces contraintes, ces assignations ? Après tout, être tolérant c’est être garant du souci de l’autre et de sa pensée. Donc, ne pourrait-on pas me laisser circuler comme bon me semble, prendre la parole comme je le désire ? À y regarder de loin, cela pourrait se tenir.
Mais nous sommes ici pour regarder dans le sens inverse d’une pensée commune et le sujet de ce travail permet surtout d’ouvrir une réflexion sur la nature de la tolérance. J’avais jadis, ici même, planché sur la Fraternité, autre vertu revendiquée comme cardinale, en soulignant combien un mot qui glisse petit à petit dans le langage commun ou est employé sans discernement, se vide de son sens et devient une abstraction, un slogan, au pire un mot d’ordre. Tolérance en fait partie. Arrêtons-nous donc sur cette apparente valeur, sur son ambiguïté. Sur les paradoxes qu’elle charrie.
Voici, attrapées sur internet, quelques définitions de la tolérance : « Permettre ce que l’on désapprouve » ou « respecter ce que l’on n’accepterait pas spontanément » ou encore « admettre chez autrui une manière de penser ou d'agir différente de celle qu'on adopte soi-même. »
Le philosophe autrichien du XXe siècle, Karl Popper auteur d’un « […] paradoxe de la tolérance » avait bien cerné la difficulté de l’affaire. Je le cite : « Une tolérance sans limites ne peut que mener à la disparition de la tolérance. Si nous étendons une tolérance sans limites, même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas préparés à défendre une société tolérante contre l’assaut des intolérants, alors les tolérants seront anéantis, et avec eux la tolérance. »
Je me souviens d’un vieux slogan provocateur qui disait « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ».
Que veut dire Popper ? Et bien qu’une société qui mettrait en avant pour modèle politique et philosophique la tolérance risquerait de courir à sa perte. Paradoxe insupportable, inquiétant et peu encourageant.
En effet, doit-on être tolérant devant le fanatisme ? Face à la violence envers des enfants ? Envers la propagation d’idées racistes, élitistes contraires à nos valeurs maçonniques, à notre engagement humaniste ?
Alors que faire ? Nous voilà bien avancés. La tolérance porterait en elle son contraire. La promesse cacherait une menace.
Récent apprenti, j’assistais un soir d’été à une tenue blanche ouverte rue Puteaux. Un Grand Maître — j’avoue ne plus me souvenir s’il était alors toujours en fonction — planchait sur la tolérance, sur cette nécessité, défendue, revendiquée — et oserais-je dire brandie — par la Franc-Maçonnerie. À la fin de sa conférence, je me suis permis de lui faire remarquer que si des femmes et des hommes avaient fait montre de tolérance entre 1940 et 1944, lui et moi ne serions pas là ce soir. Après tout, n'est-ce pas l’absence de tolérance qui à permis à la Franc-Maçonnerie d’être encore présente et vivante aujourd’hui ? Il eut alors une réponse cinglante : « oui, me dit-il, la tolérance il faut parfois
la passer à la paille de fer. »
Si la phrase du Grand Maître me réconforta, elle me conforta également dans l’idée que la tolérance à des limites. Dans le monde profane — ce vaste domaine de la pensée et de l’action — elle se décline et se contredit au fil des époques, des régimes politiques, des relations internationales. Il s’agit d’un concept et d’une attitude mouvantes, sans cesse questionnables ; un comportement parfois vertueux et parfois intenable. Un mot en équilibre, en noir et blanc à l’image du pavé mosaïque.
Qui n’a jamais entendu ce propos, toujours agité quand survient le sujet de la tolérance ; cette phrase faussement attribuée à Voltaire : « je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Et bien, pardonnez-moi, mes Frères mais il y a certaines idées contraires aux valeurs humaines et maçonniques avec lesquelles je ne serai jamais d’accord et au risque de choquer certains d’entre vous, j’aurai bien du mal à me battre pour qu’elles soient défendues.
La tolérance ne serait donc pas une valeur absolue ? Je le pense, la tolérance, notre tolérance, celle que nous portons et défendons ne peut s’appliquer qu’avec des prérequis. Voire un cadre.
Revenons à l’exemple de la Franc-Maçonnerie. Si mes Frères peuvent librement exprimer en tenue un avis, défendre un point de vue contraire au mien ; si, bien qu’en désaccord avec eux, je les écoute et vois peut-être ma position bouger, bref, si j’ai appris à être tolérant à l’égard de leur opinion, c’est bien grâce à un cadre : celui du rituel. À ce cadre tout à la fois matériel et spirituel contraignant qui peut s’avérer intransigeant et immuable.
« L’art nait de contrainte, vit de lutte et meurs de liberté » écrivait André Gide ; paraphrasons l’auteur : « La Franc Maçonnerie nait de contrainte, vit de lutte et meurs de liberté. »
C’est difficile. Mais l’initiation et le rituel m’ont appris à inverser le sens de la lorgnette. Oui, c’est très difficile et apparemment insensé d’admettre que la liberté, la tolérance ne peuvent prendre corps que dans des contraintes. Et c’est un esprit contradictoire, désobéissant qui remet en permanence l’ordre en question qui vous le dit.
Permettez moï de quitter la loge un instant sans m’éloigner de notre sujet.
La loi de notre pays punit la propagation de propos homophobes, racistes, antisémites, xénophobes. Nous avons probablement tous été confrontés à quelqu’un qui contestait ce principe : « nous sommes en démocratie ; j’ai le droit de dire ce que je pense. Pourquoi quelqu’un n’aurait-il pas le droit d’affirmer qu’il n’aime ni les juifs, ni les arabes, ni les Francs-Maçons ? Toutes les opinions ont le droit d’être exprimées. »
J’ai toujours détesté ces propos car j’ai la faiblesse de croire que c’est au prix de l’interdiction de proférer de telles considérations que la démocratie peut perdurer. En outre, cette objection émane toujours de personnes qui effectivement n’aiment ni les juifs, ni les arabes, ni les Francs-Maçons.
En résumé — nous ne sommes plus à une contradiction près — refuser d’accepter d’autrui des idées ségrégationnistes, des idées qui mutilent la différence ; refuser de tolérer l’intolérable ne fait pas de moi un intolérant.
Loin de la vider de sa substance, en faisant preuve de vigilance, en établissant des lois, des règlements, les cadres profanes ou maçonniques évoqués ci-dessus n’ont pas menacé la tolérance, ils l’ont maintenue en vie.
Certes, un esprit malin pourrait faire remarquer que ces cadres nous ont conduit à exprimer notre tolérance uniquement face à des opinions, des avis contraires déjà acceptables ; à tolérer le tolérable. Mais n’est-ce pas là une définition de la tolérance ? Fuir la binarité, accepter des pensées différentes. En loge, comme à l’extérieur du temple.
Nombreux sont celles et ceux qui pensent communément que la tolérance est affaire d’altérité. Comment pourrai-je être tolérant tout seul, avec moi-même ? Cela n’a aucun sens puisque ce sont mes idées, mes comportements ; c’est la moindre des choses. Pourtant, souvenons-nous d’un moment que nous avons ici tous vécu. Vers la fin de la cérémonie d’initiation, après avoir été été jugé digne de recevoir la lumière, le V\M\ déclare au néophyte : « […] Vous avez peut-être des ennemis. Si vous en rencontriez dans cette Assemblée ou parmi les Francs-Maçons, seriez-vous disposé à leur tendre la main et à oublier le passé ? » Promesse est faite, le bandeau est retiré. Le V\M\ ajoute : « ce n’est pas toujours devant soi que l’on rencontre des ennemis. Les plus à craindre se trouvent souvent derrière soi. Veuillez vous retourner. » Vous vous souvenez de la suite. La scène du miroir est fondatrice et pas si éloignée du sujet de ce soir. Me voici prévenu et appelé à la vigilance : désigné comme l’ennemi potentiel le plus à craindre.
L’homme, le Franc-Maçon doit apprendre à vivre avec les autres mais également avec lui-même. Je peux être apôtre de la tolérance envers un ennemi, envers ses défauts, ses failles de raisonnements ; qu’en est-il de tout ça quand je suis cet ennemi, que ces failles, ces défauts vivent en moi ?
La tolérance face à moi-même conditionne celle que je vais avoir envers les autres.
Car refuser de considérer ses propres contradictions, de tolérer ses faiblesses ; refuser de se connaitre ; devenir esclave de son aveuglement constituent une assez bonne définition de l’intolérance.
Je voudrais revenir un instant sur le mot tolérance. Ou plutôt sur le verbe tolérer. Dans le langage courant, tolérer quelqu’un ou quelque chose peut aussi signifier le supporter, faire avec ; revêtir un aspect un peu négatif ou condescendant. Tolérer n’est plus alors une vertu mais une obligation ou un pis aller.
Vous savez, mes Frères, qu’il fut un temps ou il existait dans nos villes et villages des endroits dans lesquels des dames faisaient profession d’accueillir des messieurs en mal d’affection. Ces lieux — entre autres noms — s’appelaient des maisons de tolérance.
Et vous connaissez peut-être le très ou trop célèbre mot d’esprit de Paul Claudel à qui l’on demandait son avis sur la tolérance : « la tolérance, il y a des maisons pour ça. »
À bien y réfléchir, Claudel n’avait pas tort : nous autres ici présents ce soir sommes réunis dans un lieu sûr et sacré : « la tolérance, il y a des maisons pour ça. »
A:.K:.
12/03/6025